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Lettre de Juliette à Victor

                                                                                   Un mardi soir sur la terre, le 26 Février 2019

Mon Totor,

          Aujourd'hui c'est ton anniversaire. 217 ans. Pour toi, je me suis habillée de rouge et je t'attends.
Je t'ai préparé ton gâteau préféré et tu souffleras tes bougies. Je sais que tu vas venir. Tu es toujours venu à moi.  Combien d'anniversaires, aurais-je passé ainsi à attendre ta venu, jusqu'à tard dans la nuit parce que tu le fêtais avec ta femme et tes enfants. Dès que j'entendais la clé tourner dans la serrure, que j'entendais tes pas, je me jetais dans tes bras. Heureuse. Te rappelles-tu de mes scènes de jalousie à nos débuts? Tous mes reproches? J'ai mis du temps à comprendre. J'ai mis du temps à accepter. Et puis, j'ai compris qu'auprès de toi, j'avais ma place. Une place unique. Et je t'ai aimé aussi parce que tu as tenu à maintenir unie ta famille parce que la tienne avait volé en mille éclats quand tu n'étais qu'un enfant. Et puis parce que l'amour prend tant de formes. Ta femme, tu l'as toujours aimée à ta façon. Comme tu m'as aimé moi, à ta façon, qui en était une autre. Adèle a eu peur de te perdre. Avec le temps, j'ai compris. Moi aussi je suis passée par cette peur-là. J'ai accepté et balayé le mal qu'elle m'avait fait. Si j'avais été à sa place, qu'aurais-je fait? Il y eut aussi Léonie. Découvrir ta trahison de cette façon fut une blessure profonde. Là, j'ai eu peur de te perdre car elle, elle était intellectuellement ton égal. Ma vanité de femme avait été touchée: elle était plus belle que moi, plus jeune, plus aventurière.  J'aurais voulu ne t'avoir que pour moi. Tu étais mon tout. Tu étais la famille que je n'avais jamais eu. L'homme qui m'avait aimé pour ce que j'étais, par delà les apparences et les conventions sociales. Malgré les limites de ma condition. Tu avais bravé tant d'obstacles pour moi. Notre histoire était si belle. Scandaleuse et sublime.  Je vécus une longue saison de larmes. Ce fut un long cheminement: mon amour pour toi a été mis à dure épreuve. Tu t'es donné à tant d'autres femmes. Cela a été difficile à accepter. Il m'a fallu beaucoup de temps. Pourquoi ce besoin physique insatiable des autres femmes? Je ne le comprenais pas. Cela me jetait dans un désarrois total. Je ne te suffisais pas. Quelle douleur pour une femme amoureuse. Ma passion, mon amour ne te suffisaient pas. Je ne te suffisais pas. J'ai cru que cela me détruirait. J'ai failli mettre fin à cette situation. Te quittant. Partant. Claquant les portes. Bouclant mes valises. T'oubliant. J'ai éprouvé tant de colère.  
           J'aurais pu me faire une raison, renoncer à toi mais je n'y suis jamais arrivée parce que j'ai fait le choix de toi, de t'accepter ainsi, telle que tu étais. Fidèle et traître à la fois. Génial et médiocre. Généreux et mesquin. Imparfait en somme. Comme tout être humain. Tu m'as fait comprendre et sentir que j'avais ma place, une place, dans ta vie. Nécessaire. Une fois que se sont plaquées ma colère et ma vanité de femme, cette place m'a suffi. Seul le passage du temps a rendu cela possible. On devient moins esclave des passions et des pulsions quand on vieillit. Une sorte de paix et de sagesse s'installe. Et j'ai ainsi appris à accepter et à comprendre. Notre rapport a été unique. Nos moments partagés aussi.  Tu m'as toujours été fidèle à travers tes infidélités. Tu ne serais pas ce que tu es sans toutes ces femmes, tu en avais besoin pour comprendre, créer, écrire, te sentir vivant et libre.
          Aujourd'hui, je voulais te dire merci pour cette place que tu m'as faite pendant ces cinquante ans ensemble. Tu as partagé avec moi des moments qui resteront inscrits dans ma mémoire: tu m'as confié tes manuscrits, tu m'as chargé de les recopier: j'éprouve tant de gratitude pour la confiance que tu m'as donné, moi qui n'étais rien. J'ai respiré ton âme, j'ai vu tes mots couchés sur le papier: j'ai vu cette magie, ta magie. Les autres moments ne sont qu'à nous et le resteront à jamais, comme notre trésor secret. J'ai eu tant de chance de vivre avec toi.  Jamais je ne m'en suis lassée. Alors, pour tes 217 ans, je te souhaite, là où tu es, tout l'amour possible et je te dis merci pour tout ce que tu m'as donné. 
          Sais-tu qu'aujourd'hui des universitaires épluchent les lettres que je n'avais écrites que pour toi? Toute cette correspondance privée est décortiquée, analysée, jugée. On me pose des étiquettes, des petits jugements, histoire de me ranger dans une petite boite bien rassurante: c'est tellement plus facile d'y enfermer les personnes plutot que d'accepter ce qu'ils sont, au prix de ne pas les comprendre,. Comment comprendre pleinement tous les rouages d'une époque donnée? Tous ses codes? Au fond, on ne peut jamais comprendre une personne. Cela échappe, par définition, à l'entendement. Tout ce que l'autre est, ce n'est pas une donnée rationnelle. Nous sommes chacun tellement de choses. Il y a tant de facettes en nous. Tant de possibles. Ce n'est d'ailleurs pas une image fixe, une photographie. Un être, c'est insaisissable. 
          Pour ces intellectuels, je suis  tantôt  ennuyeuse et ennuyée. Ils ont fait de moi une sorte de Pénélope des temps modernes qui se désespère dans l'attente de toi.  Tantôt je suis une petite actrice sans talent, tantôt  une sorte de Bécassine écervelée débarquée de sa Bretagne natale à Paris, tantôt une femme qui a sacrifié pour toi l'amour de sa propre fille. Oui, j'ai même lu cela. En gros, comme des médecins légistes devant un cadavre, ils me dépècent et font de moi une sans coeur, une sans cerveau, une sans voix. Une passionaria, une légère, une mauvaise, une trop, une pas assez. Jamais une femme. Encore moins une personne. C'est à se demander comment un homme si brillant que toi ait pu tomber amoureux d'une femme aussi insignifiante que moi et que notre histoire ait duré un demi siècle.  Ne serais-je à leurs yeux qu'une poupée de chiffon? Une victime des événements? Une qui subit tout? Ne serais-je qu'une barque vide toujours déportée par les flots? 
          Comme toi, j'ai tout choisi dans ma vie, tout. J'assume tout. Faites donc de moi une créature de l'ombre. Je t'ai choisi: j'aurais pu partir. Mille fois. Parfois je suis partie. Je suis toujours revenue à toi.  Qu'ils me dissèquent donc en pensant arriver à la vérité. Mais quelle vérité? La leur? Au nom de quoi? J'ai lutté pour  être ce que je suis: j'ai dû comme tout le monde devoir gagner mon pain, dans une société donnée, avec ses propres règles. J'ai dû  faire avec ce que j'ai reçu quand je suis venue au monde: je n'avais rien ni personne sur qui compter. 
          Tu m'as aimé telle que j'étais. Je ne l'oublierai jamais.  
        Merci de m'avoir insufflé le courage et le sens de la responsabilité: les mots sont des actes et toi tu as toujours vécu en assumant tes choix, en vivant tes mots sans masque. Sans illusions sur le monde, fort de la portée de ton message. Conscient de ta mission. Humble. De foi. 
         Je t'aime.

            Ta Juju   

Commentaires

D'hom a dit…
Une histoire d'amour fabuleuse qui concrétise une fois de plus que le femme est l'avenir de l'homme. Et dire que c'est Lucrèce Borgia qui les a réunis pour la vie.
Mathilde Corvaia a dit…
Merci D'hom...et songer qu'il avait écrit pour elle, sur mesure, le role de la reine d'Espagne dans Ruy Blas mais Madame Hugo écrivit une lettre au vitriole au directeur de théatre,brisant ainsi le reve de Juliette d'avoir un grand role...